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Il y a un an, à la fin du mois de septembre, au pied du village où habite Claire Colin-Collin, on a vidé le Verdon. Le Verdon est un torrent puissant qui court au fond des gorges, là-haut vers La Palud. Il y a une trentaine d’années un barrage gigantesque a été construit en aval, qui a donné lieu à des lacs et des retenues d’eau immobile. A l’automne dernier, mesure de nettoyage, on a assisté à l’assèchement des basses gorges jusqu’à Quinson. Chaque jour très progressivement le paysage ancien réapparaissait, quasi préhistorique. Bords décolorés qui remontaient à la surface. Chaque jour au lever j’allais avec mon cahier découvrir l’étendue des rives, le dessin des reliefs : je voulais jusqu’au bout voir ce qui était au fond. 


 

C’est à cette même période que Claire, un après-midi, nous a ouvert la porte de son atelier pour nous montrer l’état présent de sa peinture. Il faisait beau et je m’étais installée sur le bord de la fenêtre le dos au soleil, Eric était assis à côté de moi. Je me souviens que la question du fond était alors aiguë pour elle et qu’une des premières choses qu’elle nous dit pendant que nous découvrions en silence ses derniers tableaux, fut : « Il y a peut-être quelque chose derrière le fond. » A un moment donné, l’insistance des lignes qui surgissaient jusqu’au devant des peintures m’obligea à une telle frontalité que je dus sortir de la pièce. Après un temps de confusion j’ai ouvert mon cahier, j’ai écrit sans comprendre. Quand j’ai atteint au mot tomber, je suis revenue.

 



Les jours suivants l’eau a continué de baisser. Je rêvai d’un manteau pour l’hiver, d’infiltrations, de rails. Je marchais dans la campagne, je voyais partout les terres retournées dans un mouvement inverse à toute floraison. Je songeais au Verdon qui vannes fermées, se laissait vider. Je descendais où je pouvais en pensant aux peintures de Claire. Je lisais : « Obscurité totale, venue d’où. Ne cherche pas à savoir. Je te cherche toi vivant, vivante, sans équivoque. Qui es-tu ? Te transformer comment. Appartenir déjà aux contradictions. J’admets d’être trahi. L’amour sans l’autre tout fait. Donne-toi. Je dis donne-toi. Je te reçois, je t’admets à nouveau, mais toi déjà sombré, déjà engloutie. » Danielle Collobert. Je me suis demandé quels étaient les gestes que je faisais enfant quand j’étais perdue. J’attendais que l’eau se retire.



 

Le lendemain un pont a commencé d’affleurer à la surface du lac, juste au milieu, là où l’été on se baigne. Une foule de plus en plus nombreuse venait quotidiennement photographier l’apparition. Je regardais les silhouettes traverser en file indienne. Un jour Claire a dit en riant : « C’est notre grande surface à nous. » J’ai pensé parfois dans la vie on parle mieux qu’on ne pourrait écrire dans la mort du métier qu’on s’en fait. On dit de la tête qu’elle se vide, jamais des pieds. Jusqu’au moment où j’ai ôté mes chaussures.



 

Alors j’ai vu qu’au fond de la gorge sèche c’était l’eau du torrent qui coulait primitive avec la peinture de Claire. Qu’en matière de pont il faut laisser l’œil faire son travail et parfaire les ratures. Que le fil est cinglant, que la transparence est solide quand on s’approche du lit originel. Que l’eau y est glacée, l’argile molle. Que les rêves viennent la nuit, que le pont est sous l’eau. Et j’ai écrit : c’est pourquoi elle s’y jette, verticale.
 


                                                                                                                                                       Dorothée Volut

                                                                                                                                                       Artignosc-sur-Verdon
                                                                                                                                                       septembre 2009