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    Du miel des peintures
    pour Claire Colin-Collin


    Ça arrive en tout cas moi ça m’arrive de ne pas arriver directement à l’endroit où le travail m’attend je me le figure ainsi le travail est quelque part où il m’attend et je n’ai qu’à arriver et le travail se met à exister mais pas par enchantement parce qu’il n’y a pas d’enchantement il n’y a pas de magie pas de miracle pas d’alchimie ou je ne sais quoi d’autre qui serait bien commode il y a juste un déplacement de moi vers le travail ce qui n’est pas toujours commode mais si j’y arrive le travail existe et nous sommes satisfaits le travail et moi en tout cas je me le figure ainsi ce qui est bien commode d’une autre façon qui me permet de faire tout un tas d’autres choses qui me déportent de l’endroit où le travail pourrait exister ça me permet de ne pas y arriver et de m’en plaindre d’en ressentir de la frustration de la culpabilité et de la fatigue ça me permet tout un tas de ressentis qui m’empoisonnent la vie moi qui ne voudrais qu’arriver là où nous serons satisfaits le travail et moi ça me permet de pester et de protester et je le fais avec ardeur je peste et je proteste ainsi des jours durant tandis que nous ne nous rejoignons pas le travail et moi à cause de la vie qui me happe avec ardeur également en tout cas je me le figurais ainsi jusqu’à ce que je voie que ce que je me figurais était bidon en tout point un jour que je m’étais assoupie dans la chambre au-dessous des peintures de Claire Colin-Collin qui sont droites et debout tant qu’elles n’existent pas en plein puis couchées elles aussi au-dessus de moi qui suis couchée à ne rien faire exister ce qui me demande du repos tandis que les peintures de Claire se reposent en existant si fort qu’elles traversent la dalle de béton et toutes autoportantes me rejoignent dans mes rêves où même alors je peste et je proteste car quel est donc le lieu de mon propre travail à la fin si je ne peux même pas rêver en propre ne suis-je donc qu’une éponge gorgée qui se laisse happer les yeux fermés je proteste quand les peintures couchées me rejoignent toutes droites dans mon sommeil et avec elles le miaulement imparfait d’une chatte noire qui ne sait pas dire le m de miaou mais miaule pourtant et avec tant d’ardeur que je me réveille et que je vois de mes yeux vois que nous pourrions être là depuis toujours la chatte et moi au cœur du paysage qui entre depuis toujours par la fenêtre comme une peinture de Claire je le vois et je le sais à présent c’est une évidence je m’en trouve tout apaisée la vie ne nous happe point nous sommes en vie ici depuis toujours le paysage la chatte et moi nous avons besoin des peintures qui entrent par nos fenêtres et nous avons besoin des peintres au travail au-dessus de nos têtes nous avons besoin que la peinture nous pénètre la vue et les rêves nous donnons de la voix nous pestons nous protestons nous écorchons les mots avec ardeur jusqu’à ce que les couleurs et les formes nous apaisent directement comme une caresse sur notre poil sombre comme du miel dans notre ventre vide et comme on dit que notre corps d’aujourd’hui s’accommode à la perfection du miel parce que le miel est en nous depuis toujours ainsi depuis toujours nous sommes dans les pierres et les verts depuis toujours nous sommes dans les vides et les bois nous sommes dans les ciels et les gris parmi les ossements dans les traînées les coulées les escarpements les troncs et les éclaboussures et nous n’en savons presque plus rien nous nous croyons happés nous nous plaignons de ne pas trouver nos mots nous bégayons jusqu’à ce que les peintures nous redonnent la vue la caresse et le miel qui nous attendaient en silence depuis toujours et nous nourrissent directement et nous mettent au travail directement.

 
                                                                                                                                                  Corinne Lovera Vitali

Texte paru dans le catalogue de l’exposition de Claire Colin-Collin Ça arrive, La Seyne-sur-Mer, 2006, puis dans le recueil Scrute le travail, leséditionsprécipitées & NON, 2011.